La Pre Elsner vient de terminer l’édition du livre, (Cambridge University Press, publication décembre 2023).
La Pre Elsner, lors d’une rĂ©cente visite Ă ż´Ć¬ĘÓƵ parrainĂ©e par le FNS, a Ă©tĂ© interviewĂ©e par Devon Phillips.
Devon Phillips (DP) : Parlez-moi de votre travail actuel qui vous a emmenée à Montréal.
Anna Elsner (AE) : Depuis plusieurs années, je travaille sur un livre qui traite de l’histoire culturelle des soins palliatifs. Dans ce livre, j’examine des textes, des œuvres photographiques et des films produits sur le sujet depuis les années 1970. C’est le contexte français qui m’intéresse en particulier. Comment les soins palliatifs ont-ils changé le système de santé en France? Comment, à son tour, la culture française a-t-elle été façonnée par la philosophie et la pratique des soins palliatifs?
Mon idée est qu’il y a une interaction réciproque entre les changements dans les systèmes de santé et les productions culturelles. Je suis particulièrement intéressée par le type de critiques à l’égard des soins palliatifs visibles dans certains de ces récits, et par les enseignements que nous pouvons en tirer pour améliorer les soins palliatifs. Les discussions actuelles sur l’aide médicale à mourir en France, au Canada et au Québec en particulier jouent un rôle important dans La Pre Anna Elsner l’élaboration des idées françaises sur ce qu’une potentielle légalisation pourrait signifier pour le système de santé français et les soins palliatifs en particulier.
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DP : Pouvez-vous nous parler un peu plus de la nature interdisciplinaire de vos travaux?
AE : J’ai une formation en philosophie et en littérature, et je travaille depuis 13 ans dans des centres de recherche voués aux humanités médicales. J’ai également enseigné la bioéthique dans des écoles de médecine, toujours d’une perspective interdisciplinaire. Mon doctorat de Cambridge portait sur le deuil dans les œuvres de Proust, Freud et Derrida. C’est pendant que je travaillais sur ce sujet que j’ai commencé à m’intéresser à la perspective de la médecine sur le deuil. À l’époque, le DSM-5 venait de sortir et il contenait l’idée que si un deuil dure plus de 6 mois, il devient une pathologie qui nécessite potentiellement un traitement médicamenteux. Mais le deuil, la souffrance et le mort sont des parties normales de la vie. C’est ce clash qui me fascinait à l’époque – l’idée de vouloir guérir à tout prix, avec l’intention de rendre la mort et le deuil invisibles.
DP : Quels sont certains des moteurs les plus importants de votre recherche?
AE : Voilà pourquoi je suis à Montréal! Je m’intéresse pour la perspective canadienne. Les soins palliatifs sont arrivés en France via le Canada et via les travaux de Balfour Mount à Montréal. Contrairement au mot « hospice », l’expression « soins palliatifs » inventée par Balfour Mount fonctionnait en français et dans un contexte de santé français. Cette perspective historique m’intrigue en particulier – comme par exemple le rôle qu’a joué quelqu’un comme Thérèse Vanier – une médecin canadienne travaillant avec Cicely Saunders à St-Christopher’s. Vanier a mis en œuvre ce qu’elle a appelé « Les journées francophones » à St-Christopher’s, grâce auxquelles elle a activement promu l’intégration et l’adaptation des idées de Cicely Saunders.
Je suis fascinée par la façon dont les soins palliatifs et les idées religieuses qui les sous-tendent ont été absorbés dans des systèmes régis par le concept de « laïcité » (approche neutre de la religion). C’est un autre parallèle important entre la France et le Québec. Mon livre provisoirement intitulé La nouvelle mort : soins palliatifs et cultures de la mort en France espère éclairer ces processus d’adaptation.
En mĂŞme temps, j’ai commencĂ© un nouveau projet collaboratif qui porte sur l’aide mĂ©dicale Ă mourir dans diffĂ©rents pays. Notre Ă©quipe examine des rĂ©cits sur l’aide mĂ©dicale Ă mourir (dans des textes, des films et des blogues, etc.). Dans ce projet, nous nous penchons, par exemple, sur ce que l’avènement de l’aide mĂ©dicale Ă mourir signifie pour les systèmes de santĂ© oĂą les soins palliatifs ne sont pas dĂ©veloppĂ©s et non accessibles Ă une grande partie de la population. LĂ aussi il y a des parallèles entre la France et le Canada, et Vanessa Rampton, Ph. D., une chercheuse de l’équipe basĂ©e Ă ż´Ć¬ĘÓƵ, se concentrera Ă©galement sur quelques-unes de ces questions
DP : Quels sont quelques-uns des résultats de vos recherches? Les professionnels du système de santé y prêtent-ils attention?
AE : Dans les humanités médicales, c’est toujours une question cruciale à laquelle je suis constamment confrontée, étant rattachée à la faculté de médecine ainsi qu’au département de sciences humaines.
Un exemple spécifique pourrait nous éclairer sur cela. Je crois à l’importance d’intégrer des cours d’humanités médicales sur la mort dans le curriculum médical. Les facultés de médecine sont généralement plus réceptives à ce projet lorsque je justifie l’urgence de cette mesure en faisant allusion à la Commission Lancet sur la valeur de la mort (The Lancet Commission on the Value of Death: bringing death back into life), qui déclare que si nous voulons améliorer la relation de la médecine avec la mort, nous devons mieux comprendre les besoins et défis sociaux, culturels et linguistiques qui sont propres à différents endroits. Je pense qu’une approche critique interdisciplinaire qui englobe les perspectives historiques, littéraires et de l’étude des médias fournit réellement les outils nécessaires pour y parvenir.
DP : À partir de vos observations, de vos lectures et de vos réflexions jusqu’ici, quel est l’impact de l’aide médicale à mourir sur la façon de penser la fin de vie et les soins palliatifs?
AE : Afin de répondre à cette question, mon équipe a conçu des archives culturelles numérisées sur l’aide médicale à mourir dans différents médias et les croise avec les contextes juridiques, tels que des débats parlementaires, où ils sont cités. Ces récits sont souvent cités comme une sorte de preuve, et sont médiés par des formes esthétiques spécifiques. Nous souhaitons mieux comprendre les processus et les enjeux lorsque les productions activistes culturelles entrent dans l’élaboration des lois.
Mon équipe s’intéresse aux nuances, à la nature ambigüe de ces récits. Il y a des délibérations éthiques plutôt que des perspectives en noir et blanc. En tant que chercheurs, nous ne prenons pas position, mais les récits que nous lisons sont souvent très difficiles à digérer.
La Suisse a une longue histoire d’organisations de suicide assisté et c’est une expérience personnelle ambigüe dans ce contexte qui était mon point de départ pour ce projet. Il y a 15 ans, ma mère, qui est une aide pastorale, accompagnait une femme dans la quarantaine atteinte de sclérose en plaques. Elle avait de jeunes enfants. Son mari lui a demandé d’aller vers le suicide assisté comme un cadeau de Noël pour toute la famille, car il ne se sentait plus la force de s’occuper d’elle et de leurs enfants. En fin de compte, cette femme a eu recours au suicide assisté. Ma mère a trouvé très difficile de vivre cette situation. Cette histoire m’a fait réaliser qu’il y a beaucoup de place à l’abus – et que les répercussions émotionnelles de l’aide à mourir dépassent souvent la famille. En tant que chercheuse, je m’intéresse particulièrement aux questions relatives au genre et aux femmes choisissant l’aide à mourir.
En revanche, j’ai récemment discuté avec Shonali Bose, une cinéaste indienne qui travaille sur un documentaire sur l’assistance au suicide en Suisse. Dans le film, elle accompagne un ami proche atteint d’un cancer en phase terminale et filme le processus par lequel il opte pour le suicide assisté. Dans son cas, c’était vraiment la mort qu’il souhaitait
Plus je travaille sur ce sujet, plus je me rends compte à quel point chaque cas est différent et nécessite une évaluation individuelle. Il s’agit d’un changement fondamental dans notre façon de percevoir la vie et la mort et j’espère que ce projet mettra en avant certaines des questions complexes liées à la façon dont nos opinions et nos lois sur cette question sont façonnées.
DP : Comment le public aura-t-il accès à cette information tirée de votre recherche?
AE : Nous sommes cinq à travailler sur un site web avec des ressources numériques en ligne en libre accès qui sera disponible en janvier. Nous demanderons également au public de nous fournir des sources et de nous informer de récits sur l’aide à mourir. Il existe d’autres projets de diffusion, tels que des baladodiffusions, et nous rédigeons également des articles d’opinion destinés au grand public, car il est clair que c’est une question d’actualité.
DP : Avez-vous d’autres réflexions en terminant?
AE : Les histoires personnelles et leurs médiatisations esthétiques, tels que les récits sur le fait que les parents ne trouvent pas de soins pour leurs enfants handicapés et mourants, sont des ressources inexploitées pour savoir ce qui se passe dans un système de santé. Ils servent à la fois comme des autobiographies et des critiques sociales. Nous devons rester à l’écoute du particulier et écouter ce que les gens racontent. C’est pourquoi la littérature, les arts et la culture sont si importants – ils nous permettent de tendre l’oreille aux récits qui tombent souvent entre les mailles de la loi.
Site Web avec une ressource numérique en ligne en libre accès (Archives culturelles numériques sur l'aide à la mort) : assistedlab.ch
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Image principal: Louis Hersent: Mort de Xavier Bichat, Salon de 1817